Le sens de l’humain
La question de l'humanisme
L'humanisme pose la question de l'être humain, de sa valeur, de sa dignité, et de sa place dans l'univers. Dans le présent article, je considèrerai l’humanisme comme la tentative de répondre à la question suivante : « Qu’est-ce qui fait qu’une vie vaut d’être vécue ? ». En effet, c'est la réponse à cette question qui va déterminer notre comportement à l'égard de deux catégories d'êtres, l'une, dont la vie vaut selon nous d'être vécue, envers qui nous manifestons une considération minimale, et l'autre, que nous nous permettrons d'utiliser, voire de supprimer, selon notre propre commodité. La première catégorie est ce que nous désignons sous le nom d'Humanité, communauté dont la seconde est exclue. Ainsi les animaux dont nous consommons la viande ; ainsi, les esclaves de l'Antiquité qui étaient considérés juridiquement comme des "outils parlant", et sur qui le maître avait droit de vie et de mort ; ainsi les vieillards de cette tribu polynésienne tombés du cocotier, considérés comme trop faibles pour être utiles à la communauté et assommés sur-le-champ ; ainsi le nourrisson spartiate jugé trop chétif ou difforme, qui n’aurait pas pu devenir un soldat utile, précipité dans le gouffre des Apothètes ; ainsi le criminel mené à l'échaffaud ; ainsi, le foetus chez qui l'on a deviné une malformation dont le futur enfant souffrira toute sa vie, et dont les parents préfèrent avorter, de peur d'un handicap trop lourd à supporter. Tous ces exemples, loin d'être exhaustifs, montrent que le sort que nous réservons aux êtres vivants ne dépend que de notre bon vouloir dès lors que nous considérons que leur vie ne vaut pas d'être vécue, en d'autre termes que nous ne les considérons pas comme humains.
Il semble donc important de se poser la question : qu'est-ce qui fait qu'une vie vaut d'être vécue ? Avant de répondre, je ferai une constatation d'ordre général : notre vie, comme toutes les autres, est pleine de souffrances. On ne saurait citer une existence, à part celles qui n'ont pas duré assez longtemps, qui ne présente pas une succession de douleurs, de maladies, d'accidents, de chagrins, de misères, de déceptions. Et pour les plus pessimistes, la somme des joies, des plaisirs et des jouissances d'une vie ne suffit pas à contrebalancer cet accablant constat, puisque ces délices, dont nous jouissons justement lorsque ces souffrances prennent fin (ainsi, les plaisirs de la table qui laissent la faim en sursis), sont à leur tour la cause de nouvelles souffrances. Nous éprouvons en effet de la frustration lorsqu'un plaisir auquel nous étions habitués nous est interdit, ou encore nous souffrons de la mort des personnes auxquelles nous nous étions attachés. Il apparaît donc que la souffrance est omniprésente dans nos destinées, et que le plaisir, qui ne représente que sa cessation provisoire, lui est intimement lié. Cette réflexion amère sur notre condition nous conduit donc à nous demander s'il est possible de trouver seulement une vie qui mérite d'être vécue.
Et pourtant, même en considérant cet accablant constat, nous tenons à la vie. Il existe bien des personnes qui font exception et se donnent la mort, ou désirent se la donner, mais on trouve à l'origine de cette attitude une souffrance jugée insoutenable et irrémédiable, et si celle-ci pouvait être soulagée, la personne reviendrait sur son choix. Il apparaît donc que nous accordons une valeur intrinsèque à notre vie pour ce qu'elle est en elle-même. Je fais l'hypothèse que la reconnaissance de cette valeur vient de notre espoir de prendre le dessus sur la dureté de notre condition. Cette victoire sur la souffrance existentielle, je l'appellerai Salut.
Si nous accordons à notre propre vie une valeur, c'est donc en raison de notre croyance en la possibilité du Salut, et les vies que nous reconnaissons dignes d'être vécues sont les vies que nous jugeons susceptibles de Salut. L'humanisme, dans notre perspective, consiste donc en la manière dont nous considérons le Salut et sa possibilité. Le fait de juger le Salut impossible, qui revient donc à estimer la vie humaine sans valeur et à souhaiter ne jamais avoir été tiré du néant où nous retournerons un jour, est par conséquent un anti-humanisme.
Humanisme immanentiste et humanisme transcendantal
Soit le Salut est accessible à l'Homme par ses propres forces, soit l'Homme est impuissant à l'assurer seul, et a besoin d'une aide extérieure. C'est ce point fondamental qui distingue deux sortes d'humanisme, que j'appellerai humanisme immanentiste pour la première option, et humanisme transcendental pour la seconde. Etant donné que la première option revient à accorder une place centrale à l'Homme, et que la seconde revient à reconnaître à Dieu le rôle primordial, nous pouvons qualifier le premier humanisme d'anthropocentrique, et le second de théocentrique. Ou encore, dans la mesure où ma réflexion se positionne du point de vue occidental, nous pouvons encore désigner ces catégories sous le nom d'humanisme païen et d'humanisme chrétien1. L'humanisme immanentiste, païen, est lié aux idées de grandeur et de force. L'individu qui veut faire son Salut doit développer sa force, qui lui permet d'endurer la souffrance, et vise la grandeur, qui lui donne accès à des jouissances d'un ordre supérieur. Ainsi la somme des plaisirs d'une vie l'emporte sur la somme des souffrances, et l'individu qui s'est ainsi accompli peut quitter l'existence avec la satisfaction d'en avoir bien profité. Le Salut, dans cette perspective, est identifié au Bonheur terrestre2. Le point de vue transcendantal, chrétien, de son côté, affirme que l'être humain a besoin de Dieu pour faire son Salut. Par conséquent, c'est l'humilité et la dévotion qui caractérisent principalement cette approche. L'humilité est la conscience de sa propre incapacité à obtenir par soi-même son Salut, et la dévotion est ce qui permet de s'ouvrir à la divinité salvatrice. Le Salut est, à l'image de Dieu, transcendant, et ne s'accomplit pas en cette vie. C'est après la mort qu'est promise la Félicité suprême.
Il apparaît donc que pour la conception immanentiste, ce qui fait qu'une vie mérite d'être vécue, c'est qu'elle donne la possibilité à l'individu de développer suffisamment sa force et sa grandeur pour mener une existence heureuse. Cela explique que dans cette conception, il est facile de ne pas considérer les faibles, les difformes, les vaincus, les estropiés les pauvres ou les cacochymes comme humains, de les réduire en esclavage ou de les extermination si besoin il y a. De même, l'être humain peut choisir lui-même de mettre fin à ses jours dès qu'il s'aperçoit que la vie devient trop pénible ou trop mesquine, sans espoir d'amélioration.
En ce qui concerne l'humanisme théocentrique, les modalités du Salut dépendent du contenu de la religion qui est censée relier l'homme à Dieu. Un théocentrisme absolu, qui donne à Dieu seul le pouvoir de décider du Salut des êtres, ne donne la qualité d'humain qu'à un certain nombre d'élus. Un théocentrisme de type tribal ne la reconnaît qu'à une ethnie. Le christianisme, tel qu'il s'est constitué, a reconnu à la fois la nécessité de la grâce divine et le mérite humain par les oeuvres, et a établi que tout descendant d'Adam est éligible pour le Salut. L'humanisme chrétien, théocentrisme modéré et universel3, a donc permis de considérer l'Humanité comme l'ensemble de l'espèce humaine, sans restriction d'ethnie, de patrie ou de condition organique. Ainsi émerge la notion de personne humaine, considérée individuellement comme un absolu en soi, à l'image de Dieu, digne de considération car susceptible de faire son Salut par la grâce divine.
Dialectique christianisme/paganisme
L'humanisme chrétien n'a pas supprimé l'humanisme païen, mais l'a intégré. En effet, le christianisme n'interdit pas aux fidèles de développer par eux-mêmes leurs capacités individuelles et de vivre dans un relatif bonheur, mais il leur rappelle qu'un objectif plus élevé est à viser, et que sans lui les réalisations humaines restent vides. Il ne s'agit pas d'une négation des fins humaines temporelles, mais une orientation et une subordination de celles-ci à la finalité spirituelle et éternelle de l'être humain.
La faiblesse de l'humanisme théocentrique est de reposer sur l'invisible et la foi. Sa force est de mettre au centre de toute considération une chose qui dépasse l'Homme, mais qui en même temps lui est accessible. Sa vision de l'Humanité, ainsi centrée sur deux foyers (la personne humaine et Dieu), place celle-ci sur une parabole partant du néant (son origine) vers l'infini (sa destination), permettant ainsi l'émergence d'une histoire linéaire et de l'idée de Progrès. L'humanisme païen résurgent, désireux de rendre à l'Homme la plénitude de sa grandeur déclarée vaine par l'humanisme théocentrique, a eu à surmonter l'obstacle que constituait les acquis du christianisme, qui affirmait que l'Humanité était l'ensemble de l'espèce humaine, et que celle-ci a un destin à accomplir. La solution pour conserver ces acquis sans effectuer un retour à une définition territoriale, ethnique ou religieuse de l'humanité, ainsi qu'à une conception cyclique du temps, a été de recourir à des abstractions.
Nous arrivons donc au drame de l'humanisme païen moderne, qui est de ne plus poser la question de ce qui fait la valeur de la vie. Les Lumières escamotent la question, et donnent à l'Homme qu'ils ont créé, abstrait de toute détermination historico-sociologique, simple monade à la poursuite de ses intérêts, des droits. Cela est censé suffire. Dans tous les courants de la modernité, la personne humaine est effacée par une abstraction, quand elle n'est pas dissoute dans un ensemble collectif qui le dépasse (l'Humanité, l'Etat pour le fascisme, la classe sociale pour le marxisme, la race pour le nazisme). Les accomplissements en vue de la grandeur qui caractérisaient le paganisme antique ne concernent plus l'individu, mais la communauté à laquelle il appartient. Ainsi, la solution au problème de la pénibilité de l'existence (douleur, maladie, travail), ne trouve plus sa solution dans une discipline de vie individuelle ou une espérance religieuse, mais dans le Progrès de l'Humanité. L'existence d'handicapés, de malades, de vieillards agonisant, de miséreux, ne devient supportable que parce que l'espoir existe que les développements de la médecine, de la technologie et de l'économie mettent fin à leurs souffrances. Les déshérités du présent ont simplement la malchance de naître trop tôt, et si leur existence peut être abrégée ou tuée dans l'œuf, sans douleur, on ne fait que leur rendre service, en regrettant cependant leur infortune. Cette perte de vue de la personne humaine dans l'affaire explique sans doute la cécité des idéologies modernes devant les sacrifices humains que celles-ci réclament pour parvenir à leur accomplissement.
Nous voyons donc que les essais historiques d'humanisme anthropocentrique n'ont pas permis d'identifier totalement l'espèce humaine à l'Humanité, et de rendre à chaque personne la dignité qui lui est due, ou alors de manière théorique et abstraite, en opérant une projection dans un futur qui aura, espère-t-on, résolu les principaux problèmes existentiels humains. L'omniscience et l'omnipotence qui étaient les caractéristiques de Dieu sont maintenant les qualités dont on espère voir affublée l'Humanité future. C'est cette dernière qui est le Dieu actuel.
Conclusion
J'ai exposé plus haut que je reconnais à l'humanisme théocentrique chrétien d'avoir considéré la personne humaine concrète, vivante, dans ses particularités individuelles et dans l'absolu auquel elle aspire. J'ai également montré comment le fait de prendre l'Homme pour centre de toutes choses a conduit à oublier la personne humaine au profit d'abstractions collectives. Selon moi, cette réintégration de la personne humaine au centre des considérations politiques, économiques et philosophiques ne peut se faire qu'en revenant à un humanisme de type théocentrique, universel et modéré comme le fut le christianisme en son temps. Mais comme cela a été le cas pour le paganisme, un retour à ce type d'humanisme ne peut pas être une simple marche arrière. L'humanisme ne saurait être qu'intégral, par conséquent il doit prendre en compte tous les besoins, toute la dignité et toutes les aspirations des humains, et les questions soulevées par les idéologies modernes (le rôle de l'économie dans l'Histoire, la lutte contre l'exploitation capitaliste, le développement technologique, l'importance des échanges culturels, le respect de l'environnement par le refus du gaspillage, la préservation des ressources et la limitation de la pollution) doivent être prises en compte. Il ne s'agit pas de faire table rase d'un passé haï, ou à l'inverse de revenir à un âge d'or mythifié, mais de prendre ce qu'il y a de bon partout où nous pouvons le prendre, et se demander si en chemin nous n'avons pas oublié des choses importantes. C'est cette attitude, humble et courageuse, qui nous libèrera des idéologies qui oublient la personne humaine et s'éloignent de la mission de l'Humanité qui est la mise en place d'un monde où la vie vaille vraiment d'être vécue.
-Le guerrier recherche la grandeur par la gloire, qu'il acquière grâce à la force de son courage et de sa détermination.
-Le riche poursuit la grandeur par l'immensité de sa fortune, qui lui donne accès à des plaisirs charnels divers, et qui lui procure la puissance.
-Le philosophe recherche le Bonheur par la force de sa volonté s'exerçant sur ses passions. La grandeur du philosophe consiste en la victoire de la volonté et de la raison sur la nature.
-L'artiste sublime ses souffrances par la création artistique. A force de technique et de recherche, il parvient à la grandeur par la beauté de ses créations.
-L'athlète souffre pour surpasser ses limites physiques, et devient un objet d'admiration par la puissance et l'agilité que son entraînement lui a donné.